Waltraud Meier chante Wagner



L'opéra de Paris a reçu ces dernières saisons la soprano (parfois vaguement ex-mezzo) Waltraud Meier dans les productions wagnériennes mises en place par Gérard Mortier, directeur de l'opéra.

J'ai le sentiment, comme tout le public, d'avoir été privilégié. Personnage atypique, longtemps ignorée par la presse spécialisée française qui ne corrige cette attitude que de façon détournée et discrète, Waltraud Meier est entrée dans la légende du chant wagnérien. Elle fait partie de ces personnes sans doute inconscientes qui s'escriment à tenter de chanter des choses écrites n'importe comment pour des chanteurs qui n'existent pas, et que personne de normalement constitué ne devrait pouvoir affronter (Oui, Wagner était mégalomane, antipathique et égocentrique. Il a a donc écrit ses opéras comme s'il voulait qu'ils ne soient jamais joués tout en exigeant qu'ils le soient).

La rengaine depuis des décennies est toujours de dire que l'âge d'or du chant wagnérien est passé, qu'on ne se rend pas compte à quel point les chanteurs des années 1930, 40, 50, 60 ou 70 (selon les versions, heureusement, il y a peu d'enregistrements plus anciens, ça limite donc ledit âge d'or d'un côté) étaient supérieurs à tous ceux qui sont venus par la suite. Cet âge d'or se terminerait à différentes époques selon les chroniqueurs. Les journalistes se recopiant les uns les autres, ces opinions sont devenues vérités établies et peu importe si depuis la seconde moitié des années 1980 jusqu'aujourd'hui, il y a eu, et il y a toujours d'excellent chanteurs. La tarte à la crème revient sans arrêt : il n'y a plus de chanteurs wagnériens, que cela soit dit une fois pour toutes et que les avis divergents se taisent. Les journalistes spécialisés ayant une trouille bleue de passer pour incompétents, rares sont ceux qui osent une objection de peur de se voir opposer un grand rictus ricanant. L'argument d'autorité est là, gare à vous !

Or, même si on négligeait les Matti Salminen, Peter Seiffert, Ben Heppner, Nina Stemme, Placido Domingo, Eva-Maria Westbroek, Irene Theorin, René Pape, Deborah Polaski (des années 90), Klaus Florian Vogt, Jessye Norman, Siegfried Jerusalem, Christopher Ventris et tous les autres chanteurs qui ont abordé ce répertoire ces 20 dernières années, une personnalité pourrait incarner tout un âge d'or à elle seule : Waltraud Meier.

Les grincheux diront qu'elle n'a pas les moyens vocaux colossaux d'une Birgit Nillson, ce qui est sans doute en partie vrai. Mais elle se situe ailleurs, dans d'autres traditions d'interprétation qui partent du texte, du style, comme Dietrich Fischer-Dieskau. Une "lieder-sängerin" qui aborderait un répertoire étrange, dans lequel le sens aurait été jusque là négligé. Elle ne se contente pas de cela, elle est aussi une actrice-chanteuse, intégrée dans cette démarche commune à toute une génération de chanteurs d'opéra qui se sont intéressés au théâtre. Il n'est plus possible de chanter planté au milieu de la scène, immobile, les bras écartés et le ventre en avant, à la façon de Big Lulu Pavarotti.



Bête de scène, Waltraud Meier prend possession de l'espace au moment où elle pose le pied sur scène, chacun de ses gestes a un sens. Quant aux moyens vocaux soi-disant trop modestes, une seule constatation pourra servir de mise au point : quand tant de chanteurs de ce répertoire, de l'âge d'or ou non, se sont déglingués la voix à trop le chanter et n'ont pas pu durer plus de quelques années, la modeste Waltraud, tout en chantant à un rythme délirant les rôles les plus difficiles, se paie le luxe d'avoir commencé au début des années 1980 et d'être toujours en 2009 sur les plus grandes scènes mondiales (la Scala de Milan, Bastille et le Met de New York pour Isolde cette saison). Plus de 20 ans de carrière au plus haut niveau dans un répertoire destructeur de voix à grande vitesse, ça pose le personnage et sa technique vocale (elle a fait une saison d'arrêt dans les années 1990, tout de même, justement pour remettre sa technique en place)

Qu'en est-il ces dernières années ? Elle est fascinante. La voix n'est plus aussi facile, les aigus sont affreux, le timbre n'est pas séduisant en soi. Mais l'intensité du chant, le sens donné à chaque phrase, la présence scénique sont sans équivalents. Elle contrôle tout, a toujours une ligne de chant et une voix pleine sans vibrato envahissant comme souvent les chanteurs qui ont trop fréquentés ces répertoires pour monstres vocaux.

La remise en cause et le travail de chaque rôle semblent avoir été constants durant toute la carrière. Pour mesurer ces changements, il suffit de regarder son Isolde dans le DVD de Bayreuth 1993 dirigé par Daniel Barenboïm dans la mise en scène d'Heiner Müller et le DVD de la Scala 2007 toujours dirigé par Daniel Barenboïm mis en scène par Patrice Chéreau. La voix s'est dégradée, mais l'incarnation du personnage n'a rien à voir. De dépouillée et sobre, la conception est passée à un jeu presque expressionniste par moments, mais tellement abouti qu'on n'a plus l'impression que c'est de l'opéra mais plutôt du théâtre poussé à son paroxysme. Le lyrique est devenu un moyen passionnant de transmettre le texte. Et réussir ça avec les vers de mirliton de Wagner, ce n'est pas donné à tout le monde. En réalité, de ces Isoldes, il FAUT avoir les deux - ou même les trois car il existe une version "intermédiaire" : Munich 1999 dirigé par Zubin Metha dans la mise en scène quasi-inregardable de Peter Konwitschny et avec le Tristan un peu pénible de John Frederic West. Sans les difficultés vocales des années 2000 mais avec plus d'intensité qu'au début des années 1990.

La dame aura été un des piliers des productions wagnériennes de Gérard Mortier à Paris - j'ai déjà évoqué son Ortrud ici. Elle est fascinante dans ce rôle univoque auquel elle donne de la subtilité. Le souci, c'est qu'on a envie que la méchante gagne quand c'est elle qui la chante - c'est un peu toujours le problème quand les méchants sont réussis. La production de Robert Carsen semble ne pas avoir été filmée, mais il existe un excellent DVD dirigé par Nagano à Baden-Baden en 2006 avec l'étonnant Lohengrin de Klaus Florian Vogt et une belle mise en scène abstraite de Nikolaus Lehnhoff. En grande forme vocale à Paris en 2007, elle n'a pas plu à tout le monde, se permettant parfois la laideur. Certains voudraient que les méchants soient polis et propres sur eux, sans une parole plus forte que l'autre. Heureusement, elle est bien au dessus de ces considérations.

Son meilleur rôle est selon certains Kundry de Parsifal. Le rôle est intermédiaire entre soprano et mezzo, si bien qu'elle n'a pas les soucis d'aigus qu'elle peut avoir dans Isolde, par exemple. Elle met donc tout le monde d'accord, au point qu'il n'est pas facile de nos jours d'aborder ce rôle tant on tend à faire la comparaison, qu'on le veuille ou non. D'autant plus que certaines chanteuses tendent à l'imiter. Elle est Kundry. Séductrice perverse à la fois victime, elle s'est bien intégrée dans la belle production de Krzysztof Warlikowski en 2008 (un peu gadget tout de même), avec la direction géniale de Hartmut Haenchen. En forme ahurissante, sa voix occupait l'espace de Bastille - et son acoustique qui atténue les voix - comme quand on chante dans sa salle de bains. Très impressionnant.

Elle est malheureusement revenue en moins bonne forme pour la reprise 2008 du Tristan, fatiguée elle a même du déclarer forfait pour une représentation. Il n'empêche que même un peu diminuée, elle a livré une Isolde incroyable de poésie et parvenait à fasciner de la première à la dernière seconde du rôle, dans cette mise en scène zen de Peter Sellars devant les vidéos design un peu envahissantes de Bill Viola.

Et la suite ? Difficile à dire. Elle déclare penser ne plus avoir que trois ans de carrière à ce niveau, que veut-elle dire ? Les échos de son Isolde actuelle de nouveau à Milan sont excellents, elle semble avoir retrouvé tous ses moyens. Il n'empêche qu'il va falloir admettre que de l'avoir vue et entendue sur scène à ce niveau aura été un privilège formidable qui ne se reproduira peut-être plus. Pour moi, elle sera sans aucun doute le souvenir le plus fantastique que je garderai des années Mortier à l'opéra de Paris. Et d'espérer encore quelques saisons avec des productions aussi intéressantes, et que les maisons de disque sortent de leurs archives certains enregistrements inédits qui doivent bien exister, au moment où même les plus rétifs des critiques sont contraints d'admettre qu'elle fait partie des plus grands dans ce répertoire (il leur aura fallu du temps).

Elle revient la saison prochaine à Paris dans Wozzeck de Berg (rôle de Marie). Je me débrouillerai pour être là sans faute :)

Commentaires

Anonyme a dit…
Quel chant d'amour !

J'ai déjà dit ce que je pensais des affaires de déclin, et je pense au contraire que nous avons beaucoup de chance d'avoir des chanteurs très investis en plus d'être très bons, et aussi de bénéficier du répertoire le plus large qu'il y ait jamais eu à l'Opéra.

Après, d'un point de vue strictement vocal, oui, il n'y a pas eu mieux depuis Melchior. (Pas beaucoup plus ennuyeux non plus...)

Sur Waltraud, je n'ose abonder ou restreindre en quoi que ce soit, tu dis tout si bien...
Fanch a dit…
Et en plus, c'est mon amie sur Facebook ! Elle n'a que des qualités !

J'aurais pu ajouter quelques petits bémols : la dame ne paraît pas d'une mansuétude à toute épreuve vis-à-vis de ses partenaires de scène ou de la concurrence. Joue t'elle Ortrud, ou bien est-elle juste nature ?

J'ai aussi omis le claquage de porte à Bayreuth, justifié par un désaccord sur les choix artistiques du festival, mais qui pourrait bien être également dû à un léger désaccord sur le montant de ses émoluments. Mais ne soyons pas mauvaise langue. En revanche, elle a choisi de chanter beaucoup à Munich comme pour faire bisquer le pauvre voisinage bavarois.

Comme le dirait Richard : " Ohne Gleiche ! Überrreiche ! Waltraud rulz ! "
Anonyme a dit…
"Et en plus, c'est mon amie sur Facebook ! Elle n'a que des qualités !"

Pourquoi préciser 'sur Facebook' ? Ce n'est pas la même chose qu'ailleurs ? 0:-.

Oui, elle est semble-t-il très directe, en tout cas sur le négatif (certains de ses partenaires tristaniens n'ont pas volé leur cachet pour feindre l'amour, un vrai job), mais ce n'est pas notre problème. De toute façon, le milieu du spectacle est en grande partie peuplé de gens absolument infréquentables.

(Et comme les gens fréquentables auront du mal à supporter l'ambiance, ceux qui demeurent sont pour beaucoup des égoïstes loin du monde ou de vilaines bêtes. :-) [C'était le chapitre "morale pour les jeunes gens qui ne connaissent pas le monde".] )

Bref, ce n'est pas notre affaire et heureusement.


Le mal que tu aurais pu dire, ç'aurait plutôt été sur ses talents de chanteuse de lied ou de tragédie lyrique, mais c'était un peu hors sujet. :-)
Anonyme a dit…
Ah oui, c'est extrêmement sympa, ce gadget. Dommage, je suis obligé de consulter (quand j'y pense) mes affluents dans mes statistiques pour trouver.
Fanch a dit…
Ah tu n'avais pas vu ? Je croyais que tu avait fait un essai :)

Merci pour le lien en tout cas :)
Anonyme a dit…
Non, ce n'était pas un essai, c'est juste que tu m'évites d'écrire un portrait de Meier et un article-fleuve sur le non-déclin et l'âge d'or du chant wagnérien. Donc j'étais très content et j'ai mis un lien. Annexion pure et simple.

Bon, c'est super, il y a plein de neuf. :-)
Fanch a dit…
Tu ne te rends pas compte de la pression : il faut reléguer le lecteur de Sto en seconde page au plus vite !
Anonyme a dit…
Mais il est très bien, ce Sto-là !

L'autre jour, j'ai ouvert ton site dans deux fenêtres, c'était encore mieux...
Fanch a dit…
Oui, il fait aussi un accompagnement idéal pour pas mal de choses un peu plan-plan au piano, il donne une impression de chromatisme idéal sur une sonate de Haydn :)
Glauce Kalisch a dit…
Bonjour,

Waltraud est vraiment fantastique...

Je trouve votre blog très sympa et j'aimerai bien vous inviter à mon blog aussi: http://confessions-a-waltraud-meier.blogspot.com/

Merci et félicitations par le blog!
Fanch a dit…
Bonjour Glauce Kalisch !

Je vais de ce pas visiter. Et j'ai visionné il y a quelques jours le Fidelio de Zubin Metha en DVD, avec une Waltraud passionnante comme toujours !

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