Le Kabuki de la lignée Ishikawa à l'Opera Garnier



Si on cherche ce que signifie concrètement le mot tradition, je crois que l'on peut sans trop de risques tourner les yeux vers le Japon. Ainsi la famille Ishikawa interprète du théatre Kabuki depuis que le fondateur de la lignée a ouvert sa maison en 1675 sous le nom de Danjûrô I.

Depuis cette date, chaque génération de la famille Ishikawa compte un Danjûrô qui a pour charge de mener la troupe familiale au succès public et critique. L'actuel star de la famille se nomme Ebizô XI, mais il pourra être rebaptisé Danjûrô XIII un jour si sa réputation paraît le justifier, Danjûrô XII a passé le relais à son successeur en 1985.

Ebizô XI a déjà mené sa famille à une certaine consécration : il sera le premier japonais à avoir joué du Kabuki à l'opéra Garnier et, comme il l'a dit dans une étonnante présentation en français reprenant un rite traditionnel, il est fan la comédie musical du fantôme de l'opéra (!) et il espère juste que le grand lustre ne tombera pas sur le public lors de la représentation. (L'humour ne cache pas une fierté visible, le mois de mars 2007 est certainement noté avec soin dans les annales de la troupe. Même si la Palais Garnier de 1878 est une construction ridiculement récente à leurs yeux, il a été remarqué que le Kabuki est né en 1603, sensiblement en même temps que l'opera en Europe).



La communauté japonaise parisienne a d'ailleurs bien noté l'évènement et est venue en nombre revêtue du grand kimono de soirée et brandissant le camescope dernier cri. Habitué que je suis au public parisien mal habillé, je me suis senti obligé de raser les murs pendant les entractes pour ne pas trop détonner en comparaison de la somptuosité des costumes multicolores qui croisaient dans les couloirs et escaliers. Le reste du public était assez varié, pas mal d'anglais qui comme moi paraissaient estomaqués de la norme vestimentaire de la soirée et s'écartaient respectueusement quand un groupe de japonais s'approchait des buvettes. Finalement rien de tel que de se déguiser pour resquiller dans une file d'attente :p

Le Kabuki est à l'origine la forme populaire de théatre traditionnel japonais et s'oppose au Nô, réservé aux nobles de familles militaires et très strict dans sa mise en scène. En comparaison le Kabuki est baroque et délirant, théatre des passions et des excès ouvert au combat sur scène, à la musique, à la danse et au chant. Mais attention, tout est codé, jusque dans la façon de marcher, de regarder, d'entrer et de sortir de scène.

Le style est trop complexe pour en parler (surtout que je découvre), mais par exemple alors que l'acteur Nô entre sur scène de façon imperceptible, comme s'il avait toujours été là, l'acteur Kabuki surgit de façon fracassante, prêt à livrer un combat dont sa vie dépend : il prend possession de l'espace au moment où il pose le pied sur scène.




Il y avait d'ailleurs un certain flottement dans le public sur l'attitude à adopter quand un nouveau personnage faisait irruption ou sortait : applaudir, rester silencieux ? Petit à petit la salle s'est calée sur les japonais du public qui lançaient de temps en temps des cris mystérieux à l'intention des acteurs. Finalement un compromis a été trouvé qui consistait à applaudir à peu près tout le temps.

La troupe a joué deux histoires, en plus de la présentation rituelle au public, suivie d'un "regard intense dans le style Ishikawa". A ce sujet je tiens à souligner le charlatanisme de la chose : ce regard intense était censé, entre autres choses, préserver des rhumes, mais le public a continué à tousser aussi fort après le rituel en question qu'avant. C'est donc bidon :p

La remière histoire Kanjinchô "Le registre de souscription " était l'histoire d'un noble appelé Yoshitsune qui s'enfuit d'un territoire ennemi avec ses fidèles déguisés en moines et qui se retrouve confronté à un barrage militaire. La subtilité de Benkei, le serviteur qui mêne la fuite suffira t'elle à tromper Togashi, l'officier intelligent chargé de bloquer la route ?

La seconde histoire Momijigari ou " Dans la contemplation des érables" est celle du général Koremochi qui vient admirer les érables du mont Togakushi. Il y rencontre la princesse Sarashina et sa suite, qui chante et danse pour distraire le général et ses hommes à qui le saté est généreusement et abondamment offert. Pendant les danses il devient évident que la princesse Sarashina est en réalité un redoutable démon-vampire. Mais Koremochi et ses hommes sont déjà bien assoupis par l'alcool...

Ces deux spectacles remontent au XIXè siècle époque à laquelle le Kabuki est passé du statut de spectacle populaire relégué aux marges de la ville au statut de spectacle destiné à la classe dirigeante, notamment sous l'impulsion de la famille Ishikawa.



C'est donc assez fascinant d'assister à ce spectacle qui est repris dans la même tradition depuis des générations, chaque acteur étant invité à exprimer sa propre personnalité en se calant dans le style Ishikawa, qui est plus présenté comme un certain état d'esprit que comme une tradition rigide et intouchable. La musique et le texte restent identiques, seules changent les incarnations des personnages et les mises en scène, mais celles ci doivent être agrées par la génération précédente quoi qu'il arrive.

C'est un spectacle étonnant, plein de guerriers et de démons, de courtisanes et de moines errants qui est donné au Palais Garnier. La famille Ishikawa défend avec conviction son patrimoine unique : Danjûrô VII s'était secrètement mélé à une troupe de Nô impérial pour voler leurs secrets et les intégrer à son Kabuki qu'il souhaitait révolutionner.

Il a bien réussi son coup et souhaitons au clan Ishikawa encore plusieurs siècles de succès mérités.



(nota : les images ont été trouvées sur Internet et remontent pour la plupart au milieu du XIXè siècle, mais il s'agit bien sur toutes ces images de la famille Ishikawa, il n'y a donc pas ici de tromperie sur l'illustration

nota 2 : si les personnages louchent, c'est que c'est considéré comme un signe de concentration des acteurs, un bon acteur Kabuki doit loucher en entrant en scène !)

Commentaires

Anonyme a dit…
Un non-lecteur bienheureux d'avoir lu un si joli billet, estampes comprises.
Fanch a dit…
tiens bonjour cher non-lecteur :)

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