Mazagão - l'opéra des déplacés portugais




Etonnante aventure que celle contée par le livre de Laurent Vidal, universitaire français, sur la ville de Mazagão aujourd'hui Mazagan au Maroc, citadelle portugaise fer de lance de la chrétienté, fondée en 1514, dont la population a été transférée en 1769 à Lisbonne devant le constat d'impossibilité de tenir la position plus longtemps face aux armées maures et berbères, avant d'être transférée quelques mois plus tard en Amazonie pour fonder un nouvelle colonie, Nova Mazagão.


Ce sont des centaines de familles qui sont ballotées d'une rive à l'autre de l'Atlantique, déclassées du statut de Chevaliers du Christ à celui de colons dans une zone insalubre, dans un Brésil bientôt rebelle à sa puissance tutélaire. Le projet ambitieux visait à créer des colons-chevaliers, avec un projet d'urbanisme et s'insérait dans le projet portugais de tenir et d'étendre le Brésil face à l'Espagne et la France.

Laurent Vidal, sans doute à l'origine pour un travail de thèse, à cherché à travers les statistiques portugaises qui rendaient compte de l'exil des mazaganistes à retrouver la réalité sociale, l'état d'esprit des déportés d'abord coincés à Lisbonne sans droit de sortie, puis à Belem plusieurs années, attendant la construction de leur colonie, toujours obligés de rester ensemble, leurs rebellions, leurs demandes, leurs attentes, leurs déceptions. A défaut de pouvoir mettre des visages, au moins trouver des noms, retracer l'histoire de cette petite communauté humaine.



Le livre est intéressant, vu la tonalité prise par ce fichu blog, je vais plus insister sur un petit passage, espérant que l'auteur ne m'en voudrait pas. La fête organisée en novembre-décembre 1777 à l'occasion de la mort de dom José Ier et l'arrivée sur le trône portugais de Maria I.

En pleine jungle, dans un colonie chancelante et insalubre, les mazaganistes vont organiser une célébration somptueuse, sans rapport avec leurs moyens. Après des processions religieuses et une reconstitution de bataille navale mythique contre les Maures, trois opéras seria ont été donnés : Démophon en Thrace, Didon abandonnée : la destruction de Carthage , Didon abandonnée : Enée en Gétulie, puis Le plus héroïque secret ou Artaxerxés.

Ce qui signifie que les misérables rescapés de Mazagão avaient les partitions, et étaient capables de monter ces opéras seulement quelques semaines après avoir reçu les instructions impériales de faire une fête. On ne sait rien du cadre exact des représentations, public, orchestre, lieu, tout reste entouré de mystère.

Si le librettiste est connu, Métastase, il y a doute sur le ou les compositeurs. Pour Démophon en Thrace, la première mise en musique est de Duni Egidio Romoaldo en 1733, Didon abandonnée c'est Domenico Sarro en 1724, Artaxersés c'est Leonardo Vinci en 1730. Mais pour chacun de ces opéras, diverses version musicales devaient être disponibles pour les mazaganistes : Hasse en premier lieu, semble t'il, mais aussi éventuellement Albinioni, Gluck ou d'autres.

Etonnant : le choix des opéras et leur succession dans un ordre précis est très probablement un message.


Démophon en Thrace
met en scène le combat d'un roi contre un châtiment injuste : le sacrifice d'une jeune vierge, lequel n'aura pas lieu car sera démasqué " l'usurpateur d'un trône" - cet opéra a été représenté trois fois.

Didon abandonnée conte l'histoire de Didon et Enée. Didon sacrifie sa vie à l'amour, alors qu'Enée sacrifie son amour pour accomplir le destin de sa cité et abandonne Enée dans Carthage assiégée. Cet opéra a été représenté deux fois, et la seconde partie seule encore une fois, sous un nom qui ne figure pas dans le texte de Métastase " Enée en Gétulie". Laurent Vidal émet l'hypothèse que la Gétulie en question n'a pas tant à voir avec les golfes proches de Carthage, appelés Syrthes gétules, mais plutôt avec la dénomination classique latine de la côte Atlantique au sud de l'Atlas, là où se trouvait l'ancienne Mazagão. Allusion ambigüe ?


Artaxerxes
conte l'histoire d'un père qui tue pour son fils et le fils ne dénoncera pas son père, malgré le risque encouru. Le thème choisi serait la loyauté malgré le crime ? Laurent Vidal se demande si ce n'est pas plutôt la figure même d'Artaserxes, roi perse qui a autorisés aux juifs restés à Babylone leur retour à Jerusalem.

A tort ou à raison, Laurent Vidal résumé ainsi l'agencement des trois opéras : l'injustice d'une décision (l'abandon) doit être dévoilée pour que puisse prendre fin le châtiment et s'ouvrir le chemin du retour.

Il y a une part d'extrapolation sans doute, mais il montre l'énergie du désespoir d'une communauté en déroute et déclassée qui monte une célébration somptueuse - qui impressionnera beaucoup les voisins de Belem - célébrant un passé mythique et se créant une identité propre de peuple en exil, au point d'envoyer un message à l'Empire portugais, ou bien à eux mêmes ?

Le livre contient d'autres thèmes, et continue l'histoire de Mazagão de nos jours au Brésil, ce qui reste de cette communauté, de son éclatement, du constat d'échec de la couronne portugaise, de l'indépendance du Brésil, des célébrations étonnantes aujourd'hui de la fondation de Mazagão par une population essentiellement composée de descendants d'esclaves noirs en fuite. La célébration politique de la ville marocaine de nouveau mythifiée au XXème siècle par un pouvoir politique portugais avide d'un passé glorieux, et alors même que les descendants des mazaganistes se sont volatilisés dans la forêt brésilienne.

Un livre très touchant, par l'Odyssée qu'il retrace derrière des statistiques.


Commentaires

Anonyme a dit…
Chic ! La fréquence augmente... Et toujours aussi original...
Fanch a dit…
Merci !

Ce Hasse m'intrigue de plus en plus.

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